Je me souviendrai toujours des premières semaines que j’ai passées à la villa. Il faisait un temps superbe. Nous nous étions installés le 9 mai, jour de la Saint-Nicolas. J’allais me promener dans notre parc, au Neskoutchny, ou de l’autre côté de la porte de Kalougsky ; j’emportais un cours quelconque - celui de Kaïdanov, par exemple - mais ne l’ouvrais que rarement, passant la plus claire partie de mon temps à déclamer des vers dont je savais un grand nombre par cœur.

Mon sang s’agitait, mon cœur se lamentait avec une gaieté douce, j’attendais quelque chose, effrayé de je ne sais quoi, toujours intrigué et prêt à tout. Mon imagination se jouait et tourbillonnait autour des mêmes idées fixes, comme les martinets, à l’aube, autour du clocher. Je devenais rêveur, mélancolique ; parfois même, je versais des larmes. Mais à travers tout cela, perçait, comme l’herbe au printemps, une vie jeune et bouillante.

J’avais un cheval. Je le sellais moi-même et m’en allais très loin, tout seul, au galop. Tantôt je croyais être un chevalier entrant dans la lice - et le vent sifflait si joyeusement à mes oreilles ! - tantôt je levais mon visage au ciel, et mon âme large ouverte se pénétrait de sa lumière éclatante et de son azur.

Pas une image de femme, pas un fantôme d’amour ne s’était encore présenté nettement à mon esprit ; mais dans tout ce que je pensais, dans tout ce que je sentais, il se cachait un pressentiment à moitié conscient et plein de réticences, la prescience de quelque chose d’inédit, d’infiniment doux et de féminin...

Et cette attente s’emparait de tout mon être : je la respirais, elle coulait dans mes veines, dans chaque goutte de mon sang... Elle devait se combler bientôt.