Jean de La Fontaine, Fables, I, 10 (1668)

Le Loup et l'Agneau

1- La raison du plus fort est toujours la meilleure :
2- Nous l'allons montrer tout à l'heure.
3- Un Agneau se désaltérait
4- Dans le courant d'une onde pure.
5- Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
6- Et que la faim en ces lieux attirait.
7- Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
8- Dit cet animal plein de rage :
9- Tu seras châtié de ta témérité.
10 - Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
11- Ne se mette pas en colère ;
12- Mais plutôt qu'elle considère
13- Que je me vas désaltérant
14- Dans le courant,
15- Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
16- Et que par conséquent, en aucune façon,
17- Je ne puis troubler sa boisson.
18- - Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
19- Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
20- ..- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
21- Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
22- ..- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
23- ..- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens :
24- Car vous ne m'épargnez guère,
25- Vous, vos bergers, et vos chiens.
26- On me l'a dit : il faut que je me venge.
27- Là-dessus, au fond des forêts
28- Le Loup l'emporte, et puis le mange,
29- Sans autre forme de procès.

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Pour l’analyse de cette fable apparemment simple  et immédiatement compréhensible, il faut recourir à une analyse plus fine qui peut enrichir la perception immédiate du lecteur.

La pratique du commentaire ou de la lecture analytique sera, je l’espère, judicieuse pour les lecteurs.

Examen préalable : le titre et la composition du texte.

Le titre “le loup et l’agneau” mentionne deux personnages que tout oppose, malgré la conjonction de coordination “et”.  En effet, l’agneau symbolise l’innocence depuis la Bible, un certain pacifisme (doux comme un agneau). Qui plus est, l’agneau n’est pas un mouton : c’est un animal jeune et inexpérimenté (innocent). Toujours au niveau symbolique, et en n’examinant que le titre, le Loup, premier mentionné (et il est fréquent dans les  Fables de La Fontaine que le premier mentionné soit le dominant, même si cela n’est pas systématique), le loup, donc, s’oppose à l’agneau.  En tant que carnivore, d’abord, symboliquement affecté d’un pelage sombre depuis le moyen-âge (tradition qui est est restée jusqu’aux dessins animés de Tex Avery), il est un adulte et un dominant.  Mais la figure d’Ysengrin, dans Le Roman de Renart, en fait un personnage peu subtil et brutal.  L’ordre du titre laisse déjà entendre que le loup aura maitrise sur l’agneau.

La composition du texte peut étonner, dans la mesure où la moralité est énoncée à l’initiale, dans le premier alexandrin. La moralité se trouve le plus souvent après la fable. Il s’agit ici d’interpréter directement le fable, car la moralité est un constat amer et cynique. Le vers 2 marque l’intervention directe du fabuliste. Les vers 3 à six et 27 à 29 relèvent du récit, et encadrent le dialogue au discours direct entre les deux protagonistes. 

Le loup a l’initiative (vers 7 à 9), réplique (vers 18-19, 22, 23-26), et il a le dernier mot. L’agneau argumente, de moins en moins : vers 10 à 17, puis vers vers 20 et 21, et enfin, sur quatre syllabes au début du vers 23.

L’hétérométrie est aussi à examiner. Les règles de la poésie classique, formulées par Boileau dans son Art poétique réprouvent l’irrégularité métrique, que La Fontaine pratique systématiquement, moderne en ce qu’il plie le vers à l’expression (au lieu de plier l’expression à la métrique). La variété métrique se constate tout au long de la fable qui associe des alexandrins (1, 5, 7, 9, 10, 16, 18, 19, 20,23), des décasyllabes (6, 21, 26), des octosyllabes (2, 3, 4, 8, 11, 12, 13, 15, 17, 22, 27, 28, 29) et des heptasyllabes (24, 25). Notons aussi le quadrisyllabe du vers 14. Enfin, comme la fable comporte un nombre impair des vers, l’on constate une rime orpheline au vers 24. Du point de vue historique, l’alexandrin s’impose comme le “vers roi” à partir de la publication du recueil Les Regrets, par Joachim du Bellay en 1558, alors qu’il était auparavant qualifié par Ronsard de “vil caquetage”.  En effet, le décasyllabe était en faveur. La poésie médiévale privilégiait le décasyllabe, l’octosyllabe, et l’heptasyllabe (disparu dès la Renaissance, et redécouvert par Verlaine). Ainsi la fable, par sa métrique, a-t-elle une tonalité médiévale. Les rimes sont elles-mêmes variées : pauvres, suffisantes ou riches ; suivies, croisées ou embrassées.

Comment mener une explication du texte ou un commentaire ? Le plus simple est de s’inspirer du titre : étude de chacun des protagonistes, et du rapport qu’ils on entre eux (le et du titre). Bien entendu, une analyse linéaire prépare le plus souvent l’explication ordonnée ou le commentaire.

1. Les deux premiers vers.

La moralité est à l’initiale de l’apologue : La raison du plus fort / est toujours la meilleure. Elle se déploie sur un alexandrin, vers solennel, au présent de vérité générale. Le terme de “raison” ne réfère pas à la capacité de raisonnement, mais à une forme de justice : “avoir raison vs avoir tort”. Selon le TLFi, avoir raison c’est être fondé à penser ou agir comme on le fait. Mais la caractérisation “du plus fort” contredit l’idée du juste, d’un fondement quelconque. Elle ne réfère qu’au rapport de forces, “fort” est mis en valeur sous l’accent d’hémistiche. L’adverbe “toujours” renforce la portée universelle du constat, et l’attribut “la meilleure”, à la rime, qui devrait être antiphrastique, devient un constat amer : si le plus fort a toujours raison, parce qu’il est le plus fort, le juste n’existe pas. C’est le règne de l’arbitraire. Or La Fontaine en avait vu au moins un exemple : la lettre de cachet qui envoya en prison son protecteur d’alors, le surintendant Fouquet. N’oublions pas non plus que la société de l’Ancien Régime était inégalitaire à l’extrême, et que la justice s’exerçait différemment selon la caste à laquelle on appartenait.

Après cette moralité cynique et désabusée, le fabuliste intervient dans le vers 2 : Nous l’allons montrer tout à l’heure (c’est-à-dire tout de suite). La fable (le récit) est d’emblée présentée comme une démonstration, et non comme un récit “en-soi”. Son interprétation, donnée d’avance, informera la fable, et restreint la liberté du lecteur.

2. Les protagonistes

2.1. Le Loup.

Le récit initial, en deux octosyllabes, esquisse une scène qui évoque le roman pastoral, à l’imparfait d’arrière plan : Un agneau se désaltérait / Dans le courant d’une onde pure. L’on remarquera une certaine préciosité dans le lexique : l’agneau “se désaltère” (au lieu de boire). Et ce “dans le courant” (métonymie) d’une “onde pure” (périphrase euphémique pour désigner, probablement, un ruisseau).

L’irruption brutale du loup dans ce tableau est soulignée par le présent de narration et l’alexandrin : Un loup survient à jeun qui cherchait aventure, / Et que la faim en ces lieux attirait. Les accents d’hémistiche de l’alexandrin et du décasyllabe mettent en valeur “la faim” et “à jeun” en une sorte de rime interne. La motivation du loup est bien soulignée (et bien observée : les prédateurs guettent souvent leurs proies aux abords des points d’eau). Par contraste, l’expression “chercher aventure” qui réfère aux chevaliers errants des romans médiévaux est d’une ironie certaine (par antiphrase). D’une part les motivations du loup sont strictement matérielles et personnelles, elles relèvent de la satisfaction d’un besoin organique. D’autre part il n’y a aucune gloire à s’attaquer à une proie si facile. D’ailleurs le loup est désigné et caractérisé comme suit : cet animal plein de rage (vers 8), cette bête cruelle (vers 18). Les termes “animal” et “bête” le renvoient à sa condition. L’adjectif  “cruel” est défini ainsi par le TLFi : Qui prend plaisir à provoquer volontairement la souffrance physique ou morale d'autrui (ou d'un animal). Quant à “plein de rage”, ce n’est pas plus flatteur, avec l’intensif “plein de”, d’autant que la rage est une maladie qui atteint aussi la lucidité, et rend particulièrement agressif (un “enragé”).

2.2 L’agneau.

L’agneau n’est pas directement caractérisé. Certes il existe une symbolique de l’agneau : l’innocence et la pureté, voire la douceur, lui sont attachées depuis la Bible. Et la blancheur du pelage (en général)  conforte ces connotations. Le dialogue nous apprend qu’il a moins d’un an : je n’étais pas né (…) l’an passé (vers 19-20). Plus encore, c’est un agneau de lait : je tette encor ma mère (vers 21). Ce qui renforce son innocence, voire sa naïveté, mais manque de réalisme : un agneau de lait, ne boit pas encore dans les cours d’eau, et ne serait pas seul. [Ayant effectué une saison d’estive, j’ai pu observer que les brebis allaitantes ne quittaient pas leur agneau, qu’elles défendaient même contre les chiens de berger]. L’agneau est donc un symbole : vulnérable, innocent, et pur. C’est pourquoi le fabuliste ne le caractérise pas explicitement (ellipse par le symbolisme).

3. L’échange verbal.

Une fois évaluée la position des personnages, l’étude de la fable peut se consacrer au dialogue au style direct (vers 7 à 26), qui occupe l’essentiel des 29 vers de la fable. Mais on ne peut qualifier l’échange verbal entre le loup et l’agneau de dialogue, dans la mesure où le loup a systématiquement le dessus, par sa mauvaise foi, et sa position de force.

3.1. L’agressivité du loup et sa mauvaise foi.

La première intervention du loup est une agression verbale : Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage (vers 7). Il “cherche noise” à propos d’un dol imaginaire : il vient “des forêts” (vers 28) et n’est donc pas sur son territoire. Cependant il s’annexe le cours d’eau : mon breuvage. Quant au verbe “troubler”, que l’on paraphraserait par “polluer” actuellement, il est évidemment impropre : boire (se désaltérer) c’est absorber l’eau et non y rejeter quoi que ce soit. Par cette impropriété, le loup signe déjà sa mauvaise foi. Et il énonce aussitôt la sentence : Tu seras châtié de ta témérité (vers 9). Or la témérité ou la hardiesse ne sont pas propres à l’agneau, constitutivement. Le défi que pose le loup est comparable à ceux que l’on peut lire dans les romans médiévaux, mais il ne s’adresse pas au bon adversaire [dans Le chevalier à la charrette, de Chrétien de Troyes, le héros doit affronter un chevalier qui garde le pont de l’épée].

Il nie ensuite l’argumentaire de l’agneau : Tu la troubles, affirme-t-il au vers 18. L’agneau a beau avoir plaidé, la sentence est connue d’avance, quitte à torde les faits.

Les accusations du loup vont se faire plus arbitraires.

Ainsi, vers 19, il affirme : je sais que de moi tu médis l’an passé. Attenter à l’honneur d’un “grand” pouvait être un motif de duel (entre nobles), mais le duel fut interdit par Richelieu. La mauvaise foi éclate ici : l’agneau, représentant la roture la plus modeste, ne peut mettre en cause l’honneur d’un noble. Qui plus est la pseudo offense est lointaine : l’an passé, alors que les querelles d’honneur se vidaient au plus tôt (avant l’édit de Richelieu).

Les vers 22 et 23 abondent la mauvaise foi : Si ce n’est toi, c’est donc ton frère (…) C’est donc quelqu’un des tiens. Ainsi l’agneau se trouverait responsable de méfaits commis par sa famille ou par son espèce : “quelqu’un des tiens”. C’est effectivement la règle de la vendetta ou des systèmes mafieux. Mais la justice s’est instituée sur la base de la responsabilité individuelle. Le propos du loup date donc d’une période où la justice  n’existait pas en tant que telle (référence supplémentaire à la féodalité telle que la critiquaient les classiques).

Les vers 24  et 25 illustrent une progression dans la mauvaise foi : Car vous ne m’épargnez guère / Vous, vos bergers et vos chiens. Le loup se pose en victime, mais ne s’embarrasse pas de rhétorique.  Si la litote du vers 24 (pour dire “vous me harcelez sans cesse”) semble convenable, le vers suivant, en rejet, accumule les contre vérités dans un ordre impropre. “Vous” réfère aux moutons, dont on ne voit pas comment ils pourraient harceler les loups (c’est le contraire qui se passe). Quant aux “bergers” et aux “chiens”, ils protègent les troupeaux, mais ne chassent pas les loups.

Après cet argument “farfelu”,  le loup en rajoute : On me l’a dit : il faut que je me venge (vers 26). L’indéfini “on” marque un mauvaise foi poussée à l’extrême car dans les procédures judiciaires, le nom et l’identité des parties sont essentiels. Le verbe “dire” est ici ambigu : s’agit-il d’une rumeur, d’un conseil, d’un ordre ? Le propos sur lequel s’appuie le loup n’est pas plus clair : il faut que je me venge. De quoi se venger ? Des moutons et de leurs gardiens qui l’auraient harcelé ? Que ne s’est-il vengé plus tôt ? L’impersonnel fait passer pour une nécessité transcendante un simple appétit.

3.2. L’argumentation de l’agneau.

L’agneau commence par argumenter et plaider avec déférence mais fermeté :

10 - Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
11- Ne se mette pas en colère ;
12- Mais plutôt qu'elle considère
13- Que je me vas désaltérant
14- Dans le courant,
15- Plus de vingt pas au-dessous 
d'Elle,
16- Et que par conséquent, en aucune façon,
17- Je ne puis troubler sa boisson.

La déférence est marquée par les titres donnés à l’initiale et à la finale de l’alexandrin au vers 10 : “Sire” et “votre Majesté” sont des apostrophes destinées aux rois. La majuscule sur “Elle” (vers 15) confirme, pour l’oeil, cette déférence excessive. L’usage de la troisième personne (au lieu de la deuxième) pour s’adresser à l’interlocuteur manifeste aussi la déférence. L’agneau semble adopter la posture du dominé (porrait-il en être autrement ?).

Mais il est ferme dans sa démonstration. Tout d’abord il demande que la raison l’emporte sur la passion : “colère” et “considère” sont à la rime et s’opposent : la colère relève de la réaction passionnelle, alors que “considérer” fait appel au raisonnement. Raisonnement marqué au vers 16 : “par conséquent” marque l’articulation logique, et “en aucune façon” signe la fausseté de l’accusation du loup. La logique de l’évidence est aussi mise en oeuvre : ce n’est pas en aval que l’on peut troubler l’eau bue en amont : “je ne puis troubler sa boisson” (constat de physique élémentaire).

Toutefois, l’agneau perd en pugnacité au fil de l’échange (façon de parler, puisque le loup ne tient pas compte des arguments que l’agneau lui oppose). Son propos se fait plus bref aux vers 20 et 21 : .- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ? /Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère. Il répond encore sur les faits et leur évidence, alors que cette stratégie (normalement judicieuse) a déjà échoué. C’est peut-être pour cela que sa dernière réplique se limitera à quatre syllabes : Je n’en ai point. C’est encore un fait, mais l’échange était biaisé : le loup ne reconnaît pas les faits. Et l’agneau renonce progressivement à plaider.

Ainsi, les arguments de l’agneau, fondés sur la logique de l’évidence sont niés par le loup, qui ne cherche qu’à justifier ses appétits.

D’ailleurs, le loup “l’emporte, et puis le mange / Sans autre forme de procès.” Le dernier vers est éclairant : les accusations du loup (le procès) n’étaient que de pure forme. L’on appréciera le respect de la bienséance dans le vers 28. Pour “emporter” l’agneau il faut l’avoir égorgé, et le loup dévore sa proie…

 4. Pistes pour une conclusion.

Il sera judicieux de revenir à la moralité, que le dernier vers illustre.

Le contraste entre le loup et l’agneau peut être approfondi.

La métrique et la versification ne sont pas assez prises en compte dans cette “explication”.

Cette fable apparemment simple comporte une critique amère de la justice telle qu’elle s’exerce. En effet, si le motif médiéval laisse à penser que le rapport de forces est révolu, il existe néanmoins avec la “lettre de cachet”, et le fonctionnement de la justice selon la caste à laquelle on appartient de naissance sou l’Ancien Régime".

Et qui nous dit que le rapport de forces n’existe plus, même quand il s’agit de plaider ?

Dr. Jean-Michel Messiaen © septembre 2011