Le personnage de roman

Le personnage de roman est un thème à étudier pour le baccalauréat. Seront ici considérées principalement les deux romans au programme des premières STI2D-AC, à nous confiées cette année académique.

Il conviendra de définir ce qu’est un personnage de roman, ses rôles dans le roman et au-delà.

1. Qu’est-ce qui caractérise le personnage de roman et permet de l’identifier ?

La question peut sembler naïve de prime abord.

Le personnage romanesque a une identité : un nom, un prénom, voire un surnom. Son ascendance et son originale sociale sont parfois mentionnées, comme dans César Birotteau, de Balzac (pour César, sa femme, Popinot, Du Tillet). Nom et surnom sont souvent  significatifs, ou du moins donnent lieu à interprétation. “Le Père Goriot” est effectivement un “christ de la paternité”, mais ce surnom est aussi moqueur par sa familiarité, en même temps qu’il le range parmi les personnes âgées de la pension Vauquer. Madame Vauquer n’a pas de prénom clairement identifiable : elle incarne la pension qu’elle possède. Eugène de Rastignac porte un nom à particule (aristocratique) : il apprendra à s’introduire dans le “grand monde”, “Eugène” signifiant par ailleurs “bien né”. Vautrin, alias Collin, alias Trompe-la-mort, avec deux pseudonymes, marque la marginalité de son statut d’évadé du bagne et de faux homme d’affaires. Pour L’étranger, de Camus, l’on a glosé le nom de Meursault en “meurs sot”. Si Marie Cardona et Raymond Sintès ont un nom et un prénom, beaucoup ne sont désignés que par une fonction ou un statut : l’arabe, le prêtre, l’avocat, le juge, … 

Cet état-civil plus ou moins parcellaire est complété par un portrait physique(une description ou plusieurs notations). Toutefois il existe de grandes différences pour les deux romans que nous étudions. Si Balzac, dans Le Père Goriot, donne d’emblée une première description physique de chacun des pensionnaires de la maison Vauquer, s’il la complète au fur et à mesure des chapitres, celle-ci est effectuée par un narrateur omniscient. Voire par un narrateur au-delà du précédent, qui commente sa description à l’intention du lecteur : la description physique doit anticiper celle du caractère. Il s’agit de dépeindre des types humains tels que Balzac, qui se veut le greffier de la société de son temps, les perçoit et les classe : ainsi le portrait balzacien n’individualise-t-il pas le personnage vers une personne, mais promeut-il un type (c’est là une des limites du “réalisme balzacien”). Chez Camus, la description est pratiquement absente, hormis quelques notations discrètes. Mais l’apparence ne fait pas sens pour Meursault.

On parle souvent dans le secondaire, et au-delà, de la psychologie du personnage, ou à tout le moins de son caractère. C’est peut-être là l’un des plus grands  artifices du personnage romanesque. Celui-ci est souvent affublé de traits de caractère qui expliquent ses actions et les motivent. Dans la “vraie vie” une telle clarté est si rare qu’elle conduit à voir le personnage romanesque comme peu réaliste ou pathologique (Le Joueur, de Dostoïevski, est réaliste dans la mesure où il dépeint une pathologie qui conduit à tout subordonner au jeu, donc à restreindre à l’extrême le jeu de la psyché). C’est là aussi que les préjugés sociaux s’insèrent le plus facilement dans le roman. Dans Le Père Goriot, le personnage éponyme n’est mu que par son sacrifice pour ses deux filles. Certes c’est une “figure sublime”, un “christ de la paternité”, et donc une figure d’exception (comme les aiment les auteurs romantiques), et non un personnage réaliste. Il sert plus à montrer jusqu’où peut aller ce sacrifice à sa descendance. Dans L’Assommoir, de Zola, la faiblesse de Gervaise est par trop caricaturale. Dans Thérèse Raquin, la psychologie de l’héroïne éponyme relève des préjugés de l’époque sur les peuples d’outre-méditerranée (la conquête de l’Algérie était récente).

Enfin, ses actions par rapport aux autres personnages, dans l’intrigue, auront une cohérence externe (il agit conformément à son caractère), ou interne (le narrateur explique et justifie des comportements apparemment contradictoires ou peu cohérents). Par exemple, quand le père Goriot loue une garçonnière pour qu’Eugène de Rastignac vive son aventure avec Delphine de Nucingen, l’on pourrait en être surpris. Mais il est expliqué que Goriot veut pouvoir profiter de la présence de sa fille, et la savoir heureuse de cette liaison. Dans L’Etranger, cette cohérence sera donnée par le procès, puis, refusée par Meursault, elle éclatera dans le final avec l’acceptation de l’absurde (donc la négation de la cohérence).

En résumé, le personnage romanesque tient son existence d’un état-civil stable, d’un physique et d’une psychologie à peu près stables, même si cette dernière est la plus contestable d’un point de vue réaliste. Enfin il agit de façon cohérente dans l’intrigue.


2. Actions et interactions avec les autres personnages.

Une fois institués les personnages, leurs interactions contribuent aussi à les définir. Se distingueront ainsi, au cours de l’intrigue, des rôles différents qui permettent de répartir les personnages par rapport à celle-ci. Mais le modèle théorique des rôles est issu des travaux de Propp sur le conte, or les personnages de roman sont plus complexes. Ainsi, dans Le Père Goriot, de Balzac, Goriot peut apparaître comme le personnage principal, vu le titre. Mais il est déconsidéré par l’ensemble des personnages : ses filles qui ont honte de lui mais profitent de ses biens, les pensionnaires qui le suspectent ou se moquent de lui. Et il devient le facilitateur de la relation d’Eugène avec sa fille Delphine. Puis la victime de l’ingratitude de celle-ci. Ainsi change-t-il de rôle au fur et à mesure de sa déchéance sacrificielle. Vautrin semble être un adjuvant pour Eugène de Rastignac dans la mesure où il se propose de lui procurer la fortune, mais à de telles conditions qu’il serait un opposant dans la terminologie de Propp : il s’agit que Rastignac épouse l’héritière Taillefer et hérite d’un million, sur lequel Vautrin demande 200000, une fois qu’il aura fait éliminer l’autre héritier. Mais ce serait faire de Rastignac le complice d’un meurtre, et le noircir définitivement.

Ainsi, pour le roman, la questions des rôles est plus complexe et mouvantes que pour les modèles issus du conte.

En effet la fiction romanesque confère à certains personnages une dynamique : ils évoluent.  C’est surtout le cas dans le roman d’apprentissage, prisé au XIXe siècle. Et le personnage d’Eugène de Rastignac, dans Le Père Goriot, correspond à celui du personnage en apprentissage. Il perdra ses illusions initiales en étant confronté “au monde”, et développera son propre cynisme. Il se distinguera ainsi des personnages qui “évoluent” et d’autres remarquablement stables (souvent secondaires) indépendamment de leur situation : la vicomtesse de Beauséant reste identique à elle-même malgré le fait qu’elle soit la victime de la muflerie de son amant et doive “se retirer du monde”.  Dans L’étranger, de Camus, les personnages n’évoluent pas (et s’acharnent à ne pas le faire), sauf Meursault à la toute fin du roman. Leurs relations n’évoluent pas non plus, et ce sont les circonstances qui mènent l’intrigue, dans laquelle personne ne semble agir de son propre chef.


3. Interactions extérieures au roman. 

Le personnage romanesque peut s’étudier comme le représentant d’une classe ou d’un milieu social, d’un type de comportement ou de caractère, d’un fonctionnement psychologique,… comme le représentant d’un ailleurs du roman, qui apparaît plus ou moins stylisé dans le roman. Chez Balzac, cette intention est explicite, puisqu’il se veut “le greffier de la société” de son temps. Dans Le Père Goriot, Eugène de Rastignac représente le jeune homme qui veut percer dans la haute société parisienne, alors que Bianchon représente l’étudiant en médecine sérieux et dévoué ; madame Vauquer est explicitement décrite comme l’incarnation de l’esprit de la pension “bourgeoise”, matérialiste à la petite semaine, avaricieuse, et défraîchie (avec un certain laisser-aller). Ce qui peut donner lieu à la subjectivité de l’auteur lui-même : dans César Birotteau, de Balzac, les gens de finance (les banquiers, l’usurier Gobseck – le bien nommé-, l’affairiste Du Tillet, le notaire véreux Roguin) sont tous négatifs. Mais l’auteur lui-même avait eu affaire à ce type de personnes lors de ses deux faillites, et l’on peut légitimement supposer qu’il règle ses comptes. Ce qui rend cette vision acceptable, c’est que les lecteurs ressentent rarement de l’empathie pour ces gens de la finance et de l’usure. Ainsi, le personnage devient-il parfois non le représentant réel d’un groupe social ou d’un type humain, mais le représentant de l’idée que s’en fait le public. Et c’est peut-être là que réside le réalisme et  son illusion : peindre au public la réalité telle qu’il veut la concevoir. Ainsi l’on prête aux escrocs quelque noirceur physique ou / et morale, qui les identifie, alors que dans la “vraie vie” les escrocs sont indécelable de prime abord (ils ne tromperaient personne).

Il faut donc se méfier de l’illusion de réalisme qui peut s’attacher au personnage romanesque. Et ne pas faire lire La Comédie Humaine comme une représentation fidèle de la société française sous la Restauration (ce qui fut imposé aux cadres du parti communiste chinois sous Mao Zedong).

La biographie de l’auteur intervient également dans les personnages qu’il crée, mais c’est là un autre sujet, qui demande de fines recherches. Mais les préjugés de classe ou l’idéologie peuvent expliquer certains traits du personnage de roman. Chez Zola, les classes laborieuses sont dangereuses, et le monde ouvrier est particulièrement violent ou autodestructeur (sans compter les obsessions personnelles de l’auteur quant à la sexualité). Chez Victor Hugo, dans Les Misérables, par exemple, le manichéisme est roi : les Thénardier sont uniquement mauvais, et les victimes (Fantine et Cosette, surtout) sont unilatéralement bonnes et moralement pures (même si Fantine se prostitue). Rien de tout cela, à l’opposé, dans L’étranger, où Meursault est presqu’un “abstract” philosophique confronté au jeu social.


Ainsi, examiner le réalisme d’un personnage de roman revient plutôt à lire la vision d’une société sur ce type de personnage, la représentation qu’elle a, à travers le prisme de l’idéologie, des préjugés, … d’une époque donnée (celle de la publication). Témoin le rôle attribué à l’hérédité par Zola dans Les Rougon-Macquart.


4. Lecteur et personnage.

Le lecteur a aussi un “horizon d’attente” par rapport au personnage de roman. A contrario la tentative du nouveau roman pour se débarrasser du personnage n’a pas connu un franc succès : le personnage est constitutif du roman, au même titre que l’intrigue. Le lecteur souhaite des personnages identifiables, au comportement cohérent ou explicable au cours de l’intrigue (mais point trop prévisibles, ou c’est la succession des péripéties qui prime, comme dans le roman d’aventure). Le personnage romanesque présente un avantage pour le lecteur : il est transparent. On connaît ses motivations, ses sentiments, ses pensées, … alors que les proches, dans la “vraie vie” restent souvent un mystère. Cette sorte de voyeurisme satisfait à la curiosité de ce qui est humain : en comprenant les personnage de roman, le lecteur se représente partiellement comment agissent ou peuvent agir des personnes véritables.

Toutefois, le rapport du lecteur au personnage romanesque est empreint de la dialectique du même et de l’autre. D’une part on peut suivre les évolutions d’un personnage qui nous est parfaitement étranger, d’autre part on peut s’identifier (plus ou moins, pour un temps) à un personnage, voire partager ses émotions, ou en éprouver par son biais.