La question du narrateur rejoint celle du point de vue, surtout dans la fiction narrative, et répond à l'une des questions rhétoriques fondamentales : qui parle ? On supposera résolue la question “à qui ?” en considérant qu’il s’agit du lecteur (mais lequel ? contemporain ? ultérieur ? avec quels “horizons d’attente” ?).
Le narrateur n’est pas homothétique de l’auteur. Même dans la cas d’un récit à la première personne comme L’Etranger, de Camus, le narrateur (Meursault) n’est pas Albert Camus (l’auteur). Plus encore dans le biographique, où l’on parle d’un clivage du “JE”. Par exemple dans Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. L’on recense habituellement au moins deux instances narratives : le je-acteur et personnage du récit autobiographique et le je-narrateur dudit récit. Mais il faudrait envisager une troisième instance, celle du narrateur qui commente et s’adresse aux lecteurs par dessus le récit, que ce soit explicitement, ou à travers l’organisation de son récit.
Il existe ainsi plusieurs instances du narrateur :
Le narrateur commentateur, qui s’adresse directement au lecteur (qui l’interpelle), par delà le récit, dont il fait un exemple ou une illustration. Ce type de commentaire vise à donner au récit une valeur morale ou sociologique générale.
Ce narrateur commentateur peut aussi anticiper la suite de l’intrigue, l’annoncer, rappeler la connexion d’un épisode antérieur avec celui qui est présenté, bref, guider le lecteur et baliser le récit.
Le narrateur omniscient, qui concourt à donner au lecteur l’impression de dominer tous les paramètres, en lui révélant les informations dont ne disposent pas les personnages dans leur confrontation.
La dévolution à un personnage, à travers son point de vue, d’évaluer les situations (focalisation interne).
Enfin, la recension la plus stricte possible des situations d’un point de vue qui se veut extérieur (focalisation externe). Ce dernier point de vue n’apparaît guère au XIXe siècle.
Ainsi le roman balzacien comporte au moins quatre instances narratives : le commentateur qui s’adresse au lecteur par-delà le récit, le narrateur “guide”, le narrateur omniscient, la focalisation interne : dans Le Père Goriot, c’est à partir de la vision d’Eugène de Rastignac que sont relatés les épisodes. De même pourCésar Birotteau, où la quatrième instance est plus rare et “tournante” : le point de vue du personnage éponyme est concurrent de celui d’autres personnages : le juge Popinot, Anselme Popinot, notamment.
Pour Madame Bovary, Flaubert applique la technique du “narrateur absent”, c’est-à-dire des deux premières instances narratives de notre liste.
Dans L’Assommoir, Emile Zola développe la focalisation interne presqu’à son maximum, mais ne peut se passer du narrateur omniscient. En contrepoint,L’Etranger, d’Albert Camus, présente un remarquable exemple, presque pur, de focalisation interne : si l’on enlève la parole narrative de Meursault, il ne reste pratiquement rien.
Il faut atteindre le XXème siècle pour aborder la focalisation externe, par exemple avec Dos Passos, dans Manhattan Transfer.
Ces diverses instances du narrateur contribuent à la polyphonie du roman, l’une de ses caractéristiques majeures par rapport à d’autres formes narratives.